Haut-Karabakh
Le Haut-Karabakh, un massif de 4 400km², dont les dimensions sont celles d’un
département français, peuplé de 185 000 habitants dont 75% d’Arméniens et 25%
d’Azéris, théâtre d’une guerre interminable et meurtrière, est devenu la grande «cause
nationale» de l’Arménie et de l’Azerbaïdjan. Forteresse naturelle culminant à près de
4 000 mètres, cloisonnée par des vallées profondes, le Haut-Karabakh a été
traditionnellement une terre de refuge. C’est un territoire «mythique» où les deux
peuples, Arméniens et Azéris, inscrivent l’histoire de leur origine. C’est un exemple
de l’importance des «représentations» - cartographiques, historiques, sentimentales -
dans les raisonnements géopolitiques et dans la revendication des «droits historiques»
de deux peuples sur une même «terre sacralisée» - hogh en arménien, toprag en azéri
- qui, dans les deux langues, s’écrit et se décline avec un possessif.
Pour les Arméniens, l’histoire de l’Artsakh - c’est le nom de la principauté
médiévale arménienne congruente - commence avec l’histoire du peuple arménien.
C’est là que le moine Mesrob Machdotz, inventeur de l’alphabet arménien, aurait
achevé ses recherches scripturaires et évangélisé les populations locales. Pour les
Azéris, le Daglig-Karabagh (Haut-Karabakh) a été depuis toujours habité par leurs
ancêtres, les Albans ou Albanais qui, au XIe siècle, ont été submergés par les
invasions turques, puis linguistiquement assimilés et islamisés.
Connu depuis l’Antiquité, ce territoire faisait initialement partie du royaume
d’Arménie. Par la suite, il a été sous les dominations perse, turque, britannique et
soviétique.
En décembre 1920, quand l’Arménie perd son indépendance, il est implicitement
admis que ses frontières engloberont le Karabakh, peuplé à 95% d’Arméniens. Le
désir de satisfaire la Turquie kémaliste conduit pourtant le pouvoir soviétique à
revenir sur cet engagement et à attribuer en 1923 le Karabakh à l’Azerbaïdjan. Pour
les Arméniens d’Arménie comme pour ceux du Karabakh, c’est une situation
difficilement acceptable, d’autant qu’au sein de l’Azerbaïdjan, le Karabakh n’a qu’un
statut de région autonome, ce qui le fait dépendre des choix politiques de la
république azérie. Mais l’histoire tourmentée de l’URSS, de 1923 à la disparition de
Staline, interdit aux Arméniens de s’appesantir sur les malheurs du Karabakh. Au
surplus, le souvenir horrifié du génocide de 1915 en Turquie donne à la «protection
soviétique» une importance considérable. Cette aide, pensent les Arméniens, les
prémunit contre la répétition d’une telle abomination : de cette protection il leur faut
donc accepter les inconvénients.
Le retour des aspirations nationales perdues est lié aux progrès politiques du
système soviétique. La fin du stalinisme, abolissant jusqu’à un certain degré la peur,
réveille une réflexion autonome. Les nations de l’URSS se penchent à nouveau sur
leur destin particulier, opère un tri entre bienfaits et méfaits de leur association avec
l’URSS. Les Arméniens recouvrent progressivement la mémoire. Celle du génocide,
qui les pousse à vouloir célébrer le souvenir des victimes - prétention que le pouvoir
soviétique leur conteste. A la fin des années 50, alors que l’URSS de Khrouchtchev
souhaite se réconcilier avec les successeurs de Mustapha Kemal, insister sur les
évènements de 1915 revient à gêner ses desseins internationaux. L’interdit qui pèse
alors sur ce souvenir ne contribue pas peu à l’éveil du sentiment national arménien.
Au Karabakh, cette mémoire retrouvée nourrit un irrédentisme jamais éteint. Le
cinquantenaire du génocide, en 1965, précipite l’évolution des esprits et renforce la
revendication «un peuple, une république». Pendant près d’un quart de siècle, la
population du Karabakh plaide auprès de Moscou la thèse de son rattachement à
l’Arménie. Parmi les arguments invoqués, la discrimination culturelle et l’abandon
économique où l’Azerbaïdjan laisse cette région, peuplée de 162 000 habitants en
1979 et de 185 000 dix ans plus tard, dont 145 000 sont Arméniens et environ 40 000
Azéris. Les Arméniens du Karabakh ont beau jeu de souligner que leur région, où ils
étaient pratiquement seuls en 1920, accueille désormais une proportion non
négligeable d’Azéris : près du quart de la population. Probablement non sans raison,
ils voient dans cette évolution une volonté systématique d’envahir le Karabakh afin
de distendre les liens de cette région avec l’Arménie et d’affirmer de manière
définitive la légitimité de son rattachement à la république d’Azerbaïdjan. Ce
changement progressif dans l’équilibre de la population pousse les Arméniens à
demander avec plus d’insistance que jamais le rattachement du Karabakh à
l’Arménie. Mais Moscou reste sourd aux demandes visant à reconsidérer les
frontières de 1923.
A la fin des années 80, comme en 1956, l’évolution politique de l’URSS porte le
débat sur la scène publique et en des termes beaucoup plus violents que par le passé.
La Perestroïka n’implique-t-elle pas que tout en URSS mérite d’être soumis à
examen, repensé et réformé si nécessaire ? C’est du moins la conviction de la
population arménienne du Karabakh qui présente à Gorbatchev une pétition signée de
près de 80 000 noms (toute la population adulte de la région), véritable referendum
populaire lui demandant de rectifier les frontières. Un an de silence, puis c’est la
réponse négative, dédaigneuse - elle émane de l’administration du comité central du
PCUS, alors que l’appel avait été adressé à Gorbatchev en personne. Une fois encore,
le secrétaire général du PCUS montre son incompréhension des sentiments qui
animent les peuples de la périphérie.
Le rejet de l’appel provoque au Karabakh une mobilisation instantanée car 1988
n'est ni 1965 ni 1975. L’URSS a changé, les manifestations qui se multiplient à la
périphérie ont appris à la population qu’elle doit, pour faire triompher sa cause,
exprimer massivement sa volonté et refuser que toute réforme dépende du seul bon
vouloir de ceux qui la dirigent.
La faiblesse des réactions de Moscou lors du premier pogrom de Soumgaït (26 - 27
février 1988), le rôle trouble du KGB, la tendance de M. Gorbatchev à renvoyer dos à
dos agresseurs et agressés encouragent l’escalade et l’extension des violences.
Le 30 août 1991, quelques mois avant l’éclatement de l’URSS, les autorités
azerbaïdjanaises annoncent le rétablissement de l’indépendance nationale de
l’Azerbaïdjan sur la base de la République démocratique de 1918-1920. Mais lorsque
l’Azerbaïdjan déclare son indépendance et supprime les pouvoirs exercés par le
gouvernement de l’enclave, la majorité arménienne vote sa séparation de
l’Azerbaïdjan. Avec la progression des événements, elle proclame la république du
Haut-Karabakh. C'est cette proclamation qui va entraîner la guerre.
Jusqu’en 1992, les volontaires arméniens, les fédaïs, constitués en milice
d’autodéfense, les djokads, se battent sous l’autorité de chefs locaux improvisés. Ces
milices sont affiliées aux organisations politiques nouvelles ou anciennes : Union
pour l’Autodétermination Nationale, Mouvement National Arménien, Parti dachnak,
transfuges de l’ASALA, communistes, etc… Leur objectif est de défendre les
populations arméniennes du Haut-Karabakh ainsi que les frontières de l’Arménie
contre les assauts azéris. Mais il n’existe aucune coordination d’ensemble. Les
hommes sont sans expérience -à l’exception des anciens d’Afghanistan- et
l’armement, disparate, provient du pillage des arsenaux et des prises de guerre. Moins
nombreux, mal armés, les Arméniens pratiquent la guérilla et la défensive. Mais une
bonne connaissance du terrain, une meilleure adaptation à la nature et au climat du
Karabakh, leur donnent un réel avantage sur leurs adversaires.
Le facteur psychologique a aussi joué, au début, en faveur des Arméniens : alors
qu'ils sont totalement encerclés de 1989 à 1992 et soumis à des privations ainsi qu'à
des bombardements et des tirs d’artillerie incessants, la psychose obsidionale des
Arméniens du Karabakh s’est transformée en volonté de résistance. La crise de l’été
1992 ouvre une nouvelle phase de la guerre. Le Comité d’Etat de Défense décrète
toute une série de mesures. Création d’une armée nationale avec uniformes,
commandement unifié, discipline et code militaire ; intégration des milices et
mobilisation de tous les hommes valides de 18 à 45 ans sans aucune dispense ;
suspension des libertés démocratiques ; contrôle des prix, rationnement et distribution
alimentaire à la population.
Après s’être constitué en République, le Haut-Karabakh fait sécession le 2
septembre 1991. A la suite d’élections générales, il proclame son indépendance le 6
janvier 1992. L’Azerbaïdjan refusant le fait accompli, la guerre éclate entre Azéris
d’une part et Arméniens d’Arménie et du Haut-Karabakh d’autre part. Dans une telle
aventure, les atouts ne sont pas du côté azéri : les Arméniens disposent de troupes
plus aguerries et motivées ainsi que de l’appui actif d’une diaspora riche et influente.
Celle-ci bénéficie aussi du soutien d’un Boris Eltsine d’abord désireux d’accélérer la
décomposition de l’URSS (en vue d’éliminer politiquement Gorbatchev), puis -à
l’inverse- de replacer la région sous l’influence de la Russie : dans les deux cas,
l’intérêt russe était de favoriser (au moins dans un premier temps) les forces
centrifuges.
Les forces arméniennes révèlent assez vite leur supériorité sur le terrain militaire en
remportant des victoires significatives. En mars 1992, en vue de briser le blocus
rigoureux décrété par l’Azerbaïdjan à l’encontre du Haut-Karabakh et de l’Arménie,
elles s’emparent du district de Latchine faisant ainsi sauter le verrou qui sépare celleci
de celui-là. Ultérieurement, en avril 1993, avec la prise de Kelbadjar, elles
annexent les flancs ouest et sud de l’enclave -mais cette fois sur le territoire propre de
l’Azerbaïdjan. A la fin de la même année, les forces arméniennes se trouvent en
possession non seulement du Haut-Karabakh, mais aussi de quelques 10 000 km² de
territoire azéri.
Le conflit du Karabakh, ce n’est pas une Kriegspiel mais une «sale guerre»,
meurtrière (les Arméniens avouent 15 à 20 000 victimes dont 5 000 morts) et cruelle,
combinant les caractères d’une guerre archaïque (combats à l’arme blanche,
massacres, incendies, pillages, enlèvements, tortures) à ceux d’une guerre moderne
(les estropiés et les mutilés sont légions). Il n’existe pas dans cette guerre de
véritables distinctions entre civils et combattants. De part et d’autre «on fabrique des
réfugiés». Pour une population totale de 11 millions d’habitants, on compte
aujourd’hui en Arménie et en Azerbaïdjan 1,3 millions de réfugiés dont 700 à 800
000 pour le seul Azerbaïdjan. Aux souffrances endurées par les réfugiés chassés de
leurs maisons, il faut ajouter celles nées des incertitudes concernant le sort des
disparus, le nombre et la situation des prisonniers de guerre et des otages.
Six années de violences, de deuils et de calamités ont accumulé les haines et
renforcé les intransigeances. Au Karabakh, civils et militaires refusent toute tutelle
azérie et tiennent le même langage : «nous n’abandonnerons jamais nos terres
arrosées du sang de nos martyrs. Ce sera la victoire ou la mort !» Mais en même
temps on souhaite la paix, même si on ne l’accepte pas à n’importe quel prix.
La nature du conflit n’est pas perçue de la même façon par les parties concernées.
Pour l’Azerbaïdjan, il s’agit d’un conflit direct avec l’Arménie, dont les enjeux sont
purement territoriaux. L’Arménie conteste cette interprétation en soutenant n’être
qu’une tierce partie intéressée à un conflit opposant l’Azerbaïdjan à la république
souveraine du Haut-Karabakh constituée comme telle sur la base du droit des peuples
à l’autodétermination -un conflit né du non-respect, par l’Azerbaïdjan, des droits
légitimes et de la sécurité du peuple du Haut-Karabakh.
En fait, le conflit du Haut-Karabakh est, comme la plupart de ceux apparus depuis la
fin de la guerre froide, un conflit de type «mixte», c’est-à-dire à la fois interétatique
et intraétatique.
Par les résolutions 822, 853 et 874, le Conseil de sécurité de l’ONU a condamné les
Arméniens du Karabakh. Mais les avantages emportés sur le terrain par les forces
arméniennes du Karabakh ont relancé les manoeuvres diplomatiques.
Officiellement, l’Arménie n’est pas en guerre avec l’Azerbaïdjan, elle a pu contenir
le conflit hors de ses frontières, mais elle apporte une aide humanitaire aux
Arméniens du Karabakh et elle assure la défense anti-aérienne de leur territoire. Tout
aussi officiellement, l’Arménie n’a pas reconnu l’indépendance de la République du
Haut-Karabakh, autoproclamée le 6 janvier 1992. Mais la diplomatie arménienne
défend avec énergie, voire avec intransigeance, les intérêts des Arméniens du
Karabakh : au droit à l’intégrité territoriale et à l’intangibilité des frontières
revendiquées par l’Azerbaïdjan, elle oppose le droit à l’autodétermination des
peuples. Aussi, la «guerre sans nom» qui se déroule sur le territoire de l’Azerbaïdjan
affecte tous les aspects de la vie politique, économique et sociale de l’Arménie.
Aucune issue politique n’a pu encore être trouvée, le principe de
l’autodétermination s’opposant ici à celui du respect de l’intégrité territoriale. Le
problème est «gelé», en aucune façon résolu. République autoproclamée depuis 1991,
elle n’est pas reconnue par la communauté internationale et ne bénéficie à ce titre
d’aucunes subventions internationales. En outre, en raison de la rupture des anciennes
relations économiques et de la faiblesse de ses ressources propres, le Haut-Karabakh
connaît actuellement une situation encore plus difficile. Les autorités de la république
ont été obligées et sont encore contraintes d’assumer seules tous les problèmes de
reconstruction des logements et des bâtiments industriels détruits par la guerre, ainsi
que le passage à l’économie de marché. Il est évident que tous les problèmes
économiques et sociaux qui se posent à la république ne peuvent être résolus sans
investissements extérieurs ; mais puisqu' ils ne sont pas reconnus, ils sont privés du
soutien des organismes internationaux de financement.
Reste qu'il se pose naturellement la question de savoir combien de temps cette
situation peut durer et jusqu’à quand le Haut-Karabakh va rester en dehors des
processus d’intégration économique régionale.
département français, peuplé de 185 000 habitants dont 75% d’Arméniens et 25%
d’Azéris, théâtre d’une guerre interminable et meurtrière, est devenu la grande «cause
nationale» de l’Arménie et de l’Azerbaïdjan. Forteresse naturelle culminant à près de
4 000 mètres, cloisonnée par des vallées profondes, le Haut-Karabakh a été
traditionnellement une terre de refuge. C’est un territoire «mythique» où les deux
peuples, Arméniens et Azéris, inscrivent l’histoire de leur origine. C’est un exemple
de l’importance des «représentations» - cartographiques, historiques, sentimentales -
dans les raisonnements géopolitiques et dans la revendication des «droits historiques»
de deux peuples sur une même «terre sacralisée» - hogh en arménien, toprag en azéri
- qui, dans les deux langues, s’écrit et se décline avec un possessif.
Pour les Arméniens, l’histoire de l’Artsakh - c’est le nom de la principauté
médiévale arménienne congruente - commence avec l’histoire du peuple arménien.
C’est là que le moine Mesrob Machdotz, inventeur de l’alphabet arménien, aurait
achevé ses recherches scripturaires et évangélisé les populations locales. Pour les
Azéris, le Daglig-Karabagh (Haut-Karabakh) a été depuis toujours habité par leurs
ancêtres, les Albans ou Albanais qui, au XIe siècle, ont été submergés par les
invasions turques, puis linguistiquement assimilés et islamisés.
Connu depuis l’Antiquité, ce territoire faisait initialement partie du royaume
d’Arménie. Par la suite, il a été sous les dominations perse, turque, britannique et
soviétique.
En décembre 1920, quand l’Arménie perd son indépendance, il est implicitement
admis que ses frontières engloberont le Karabakh, peuplé à 95% d’Arméniens. Le
désir de satisfaire la Turquie kémaliste conduit pourtant le pouvoir soviétique à
revenir sur cet engagement et à attribuer en 1923 le Karabakh à l’Azerbaïdjan. Pour
les Arméniens d’Arménie comme pour ceux du Karabakh, c’est une situation
difficilement acceptable, d’autant qu’au sein de l’Azerbaïdjan, le Karabakh n’a qu’un
statut de région autonome, ce qui le fait dépendre des choix politiques de la
république azérie. Mais l’histoire tourmentée de l’URSS, de 1923 à la disparition de
Staline, interdit aux Arméniens de s’appesantir sur les malheurs du Karabakh. Au
surplus, le souvenir horrifié du génocide de 1915 en Turquie donne à la «protection
soviétique» une importance considérable. Cette aide, pensent les Arméniens, les
prémunit contre la répétition d’une telle abomination : de cette protection il leur faut
donc accepter les inconvénients.
Le retour des aspirations nationales perdues est lié aux progrès politiques du
système soviétique. La fin du stalinisme, abolissant jusqu’à un certain degré la peur,
réveille une réflexion autonome. Les nations de l’URSS se penchent à nouveau sur
leur destin particulier, opère un tri entre bienfaits et méfaits de leur association avec
l’URSS. Les Arméniens recouvrent progressivement la mémoire. Celle du génocide,
qui les pousse à vouloir célébrer le souvenir des victimes - prétention que le pouvoir
soviétique leur conteste. A la fin des années 50, alors que l’URSS de Khrouchtchev
souhaite se réconcilier avec les successeurs de Mustapha Kemal, insister sur les
évènements de 1915 revient à gêner ses desseins internationaux. L’interdit qui pèse
alors sur ce souvenir ne contribue pas peu à l’éveil du sentiment national arménien.
Au Karabakh, cette mémoire retrouvée nourrit un irrédentisme jamais éteint. Le
cinquantenaire du génocide, en 1965, précipite l’évolution des esprits et renforce la
revendication «un peuple, une république». Pendant près d’un quart de siècle, la
population du Karabakh plaide auprès de Moscou la thèse de son rattachement à
l’Arménie. Parmi les arguments invoqués, la discrimination culturelle et l’abandon
économique où l’Azerbaïdjan laisse cette région, peuplée de 162 000 habitants en
1979 et de 185 000 dix ans plus tard, dont 145 000 sont Arméniens et environ 40 000
Azéris. Les Arméniens du Karabakh ont beau jeu de souligner que leur région, où ils
étaient pratiquement seuls en 1920, accueille désormais une proportion non
négligeable d’Azéris : près du quart de la population. Probablement non sans raison,
ils voient dans cette évolution une volonté systématique d’envahir le Karabakh afin
de distendre les liens de cette région avec l’Arménie et d’affirmer de manière
définitive la légitimité de son rattachement à la république d’Azerbaïdjan. Ce
changement progressif dans l’équilibre de la population pousse les Arméniens à
demander avec plus d’insistance que jamais le rattachement du Karabakh à
l’Arménie. Mais Moscou reste sourd aux demandes visant à reconsidérer les
frontières de 1923.
A la fin des années 80, comme en 1956, l’évolution politique de l’URSS porte le
débat sur la scène publique et en des termes beaucoup plus violents que par le passé.
La Perestroïka n’implique-t-elle pas que tout en URSS mérite d’être soumis à
examen, repensé et réformé si nécessaire ? C’est du moins la conviction de la
population arménienne du Karabakh qui présente à Gorbatchev une pétition signée de
près de 80 000 noms (toute la population adulte de la région), véritable referendum
populaire lui demandant de rectifier les frontières. Un an de silence, puis c’est la
réponse négative, dédaigneuse - elle émane de l’administration du comité central du
PCUS, alors que l’appel avait été adressé à Gorbatchev en personne. Une fois encore,
le secrétaire général du PCUS montre son incompréhension des sentiments qui
animent les peuples de la périphérie.
Le rejet de l’appel provoque au Karabakh une mobilisation instantanée car 1988
n'est ni 1965 ni 1975. L’URSS a changé, les manifestations qui se multiplient à la
périphérie ont appris à la population qu’elle doit, pour faire triompher sa cause,
exprimer massivement sa volonté et refuser que toute réforme dépende du seul bon
vouloir de ceux qui la dirigent.
La faiblesse des réactions de Moscou lors du premier pogrom de Soumgaït (26 - 27
février 1988), le rôle trouble du KGB, la tendance de M. Gorbatchev à renvoyer dos à
dos agresseurs et agressés encouragent l’escalade et l’extension des violences.
Le 30 août 1991, quelques mois avant l’éclatement de l’URSS, les autorités
azerbaïdjanaises annoncent le rétablissement de l’indépendance nationale de
l’Azerbaïdjan sur la base de la République démocratique de 1918-1920. Mais lorsque
l’Azerbaïdjan déclare son indépendance et supprime les pouvoirs exercés par le
gouvernement de l’enclave, la majorité arménienne vote sa séparation de
l’Azerbaïdjan. Avec la progression des événements, elle proclame la république du
Haut-Karabakh. C'est cette proclamation qui va entraîner la guerre.
Jusqu’en 1992, les volontaires arméniens, les fédaïs, constitués en milice
d’autodéfense, les djokads, se battent sous l’autorité de chefs locaux improvisés. Ces
milices sont affiliées aux organisations politiques nouvelles ou anciennes : Union
pour l’Autodétermination Nationale, Mouvement National Arménien, Parti dachnak,
transfuges de l’ASALA, communistes, etc… Leur objectif est de défendre les
populations arméniennes du Haut-Karabakh ainsi que les frontières de l’Arménie
contre les assauts azéris. Mais il n’existe aucune coordination d’ensemble. Les
hommes sont sans expérience -à l’exception des anciens d’Afghanistan- et
l’armement, disparate, provient du pillage des arsenaux et des prises de guerre. Moins
nombreux, mal armés, les Arméniens pratiquent la guérilla et la défensive. Mais une
bonne connaissance du terrain, une meilleure adaptation à la nature et au climat du
Karabakh, leur donnent un réel avantage sur leurs adversaires.
Le facteur psychologique a aussi joué, au début, en faveur des Arméniens : alors
qu'ils sont totalement encerclés de 1989 à 1992 et soumis à des privations ainsi qu'à
des bombardements et des tirs d’artillerie incessants, la psychose obsidionale des
Arméniens du Karabakh s’est transformée en volonté de résistance. La crise de l’été
1992 ouvre une nouvelle phase de la guerre. Le Comité d’Etat de Défense décrète
toute une série de mesures. Création d’une armée nationale avec uniformes,
commandement unifié, discipline et code militaire ; intégration des milices et
mobilisation de tous les hommes valides de 18 à 45 ans sans aucune dispense ;
suspension des libertés démocratiques ; contrôle des prix, rationnement et distribution
alimentaire à la population.
Après s’être constitué en République, le Haut-Karabakh fait sécession le 2
septembre 1991. A la suite d’élections générales, il proclame son indépendance le 6
janvier 1992. L’Azerbaïdjan refusant le fait accompli, la guerre éclate entre Azéris
d’une part et Arméniens d’Arménie et du Haut-Karabakh d’autre part. Dans une telle
aventure, les atouts ne sont pas du côté azéri : les Arméniens disposent de troupes
plus aguerries et motivées ainsi que de l’appui actif d’une diaspora riche et influente.
Celle-ci bénéficie aussi du soutien d’un Boris Eltsine d’abord désireux d’accélérer la
décomposition de l’URSS (en vue d’éliminer politiquement Gorbatchev), puis -à
l’inverse- de replacer la région sous l’influence de la Russie : dans les deux cas,
l’intérêt russe était de favoriser (au moins dans un premier temps) les forces
centrifuges.
Les forces arméniennes révèlent assez vite leur supériorité sur le terrain militaire en
remportant des victoires significatives. En mars 1992, en vue de briser le blocus
rigoureux décrété par l’Azerbaïdjan à l’encontre du Haut-Karabakh et de l’Arménie,
elles s’emparent du district de Latchine faisant ainsi sauter le verrou qui sépare celleci
de celui-là. Ultérieurement, en avril 1993, avec la prise de Kelbadjar, elles
annexent les flancs ouest et sud de l’enclave -mais cette fois sur le territoire propre de
l’Azerbaïdjan. A la fin de la même année, les forces arméniennes se trouvent en
possession non seulement du Haut-Karabakh, mais aussi de quelques 10 000 km² de
territoire azéri.
Le conflit du Karabakh, ce n’est pas une Kriegspiel mais une «sale guerre»,
meurtrière (les Arméniens avouent 15 à 20 000 victimes dont 5 000 morts) et cruelle,
combinant les caractères d’une guerre archaïque (combats à l’arme blanche,
massacres, incendies, pillages, enlèvements, tortures) à ceux d’une guerre moderne
(les estropiés et les mutilés sont légions). Il n’existe pas dans cette guerre de
véritables distinctions entre civils et combattants. De part et d’autre «on fabrique des
réfugiés». Pour une population totale de 11 millions d’habitants, on compte
aujourd’hui en Arménie et en Azerbaïdjan 1,3 millions de réfugiés dont 700 à 800
000 pour le seul Azerbaïdjan. Aux souffrances endurées par les réfugiés chassés de
leurs maisons, il faut ajouter celles nées des incertitudes concernant le sort des
disparus, le nombre et la situation des prisonniers de guerre et des otages.
Six années de violences, de deuils et de calamités ont accumulé les haines et
renforcé les intransigeances. Au Karabakh, civils et militaires refusent toute tutelle
azérie et tiennent le même langage : «nous n’abandonnerons jamais nos terres
arrosées du sang de nos martyrs. Ce sera la victoire ou la mort !» Mais en même
temps on souhaite la paix, même si on ne l’accepte pas à n’importe quel prix.
La nature du conflit n’est pas perçue de la même façon par les parties concernées.
Pour l’Azerbaïdjan, il s’agit d’un conflit direct avec l’Arménie, dont les enjeux sont
purement territoriaux. L’Arménie conteste cette interprétation en soutenant n’être
qu’une tierce partie intéressée à un conflit opposant l’Azerbaïdjan à la république
souveraine du Haut-Karabakh constituée comme telle sur la base du droit des peuples
à l’autodétermination -un conflit né du non-respect, par l’Azerbaïdjan, des droits
légitimes et de la sécurité du peuple du Haut-Karabakh.
En fait, le conflit du Haut-Karabakh est, comme la plupart de ceux apparus depuis la
fin de la guerre froide, un conflit de type «mixte», c’est-à-dire à la fois interétatique
et intraétatique.
Par les résolutions 822, 853 et 874, le Conseil de sécurité de l’ONU a condamné les
Arméniens du Karabakh. Mais les avantages emportés sur le terrain par les forces
arméniennes du Karabakh ont relancé les manoeuvres diplomatiques.
Officiellement, l’Arménie n’est pas en guerre avec l’Azerbaïdjan, elle a pu contenir
le conflit hors de ses frontières, mais elle apporte une aide humanitaire aux
Arméniens du Karabakh et elle assure la défense anti-aérienne de leur territoire. Tout
aussi officiellement, l’Arménie n’a pas reconnu l’indépendance de la République du
Haut-Karabakh, autoproclamée le 6 janvier 1992. Mais la diplomatie arménienne
défend avec énergie, voire avec intransigeance, les intérêts des Arméniens du
Karabakh : au droit à l’intégrité territoriale et à l’intangibilité des frontières
revendiquées par l’Azerbaïdjan, elle oppose le droit à l’autodétermination des
peuples. Aussi, la «guerre sans nom» qui se déroule sur le territoire de l’Azerbaïdjan
affecte tous les aspects de la vie politique, économique et sociale de l’Arménie.
Aucune issue politique n’a pu encore être trouvée, le principe de
l’autodétermination s’opposant ici à celui du respect de l’intégrité territoriale. Le
problème est «gelé», en aucune façon résolu. République autoproclamée depuis 1991,
elle n’est pas reconnue par la communauté internationale et ne bénéficie à ce titre
d’aucunes subventions internationales. En outre, en raison de la rupture des anciennes
relations économiques et de la faiblesse de ses ressources propres, le Haut-Karabakh
connaît actuellement une situation encore plus difficile. Les autorités de la république
ont été obligées et sont encore contraintes d’assumer seules tous les problèmes de
reconstruction des logements et des bâtiments industriels détruits par la guerre, ainsi
que le passage à l’économie de marché. Il est évident que tous les problèmes
économiques et sociaux qui se posent à la république ne peuvent être résolus sans
investissements extérieurs ; mais puisqu' ils ne sont pas reconnus, ils sont privés du
soutien des organismes internationaux de financement.
Reste qu'il se pose naturellement la question de savoir combien de temps cette
situation peut durer et jusqu’à quand le Haut-Karabakh va rester en dehors des
processus d’intégration économique régionale.
1 commentaire:
super detaillé
Enregistrer un commentaire